LES BOURREAUX MEURENT AUSSI, MAIS LONGTEMPS APRES
Je suis avec attention le déroulement du procès du responsable khmer rouge Douch. Parce que j'ai lu, en son temps, l'éprouvant mais indispensable livre de François Bizot, Le portail, qui dressait un portrait du Cambodgien. Douch l'avait retenu prisonnier durant quelques mois dans un camp, en 1971, au début de sa carrière de tortionnaire zélé de l'Angkar. Le livre montrait un Douch déjà fanatisé, mais chez qui restait encore une parcelle d'humanité. C'était avant qu'il ne devienne le chef de la prison S 21, où périrent 17 000 personnes. Seuls 7 prisonniers survécurent. Je suppose que cet ouvrage remarquable est l'une des raisons de l'intérêt des médias français pour ce procès.
Suivre cet événement, c'est pour moi une manière d'essayer de comprendre les mécanismes du “mal institutionnalisé”. Comment des types qui ne sont pas forcément des pervers deviennent-ils des bourreaux sans limites sous couvert d'idéologie. On pense évidemment aussi à l'Allemagne nazie et au Rwanda.
A force de lire des livres et voir des documentaires sur ces tragédies, je finis par m'y perdre. Car j'espère toujours comprendre et, en même temps, entrapercevoir une parcelle d'espoir. En fait, j'aimerais changer l'Histoire, m'entendre dire que ce n'est pas possible, et donc pas vrai. Or, ce n'est pas possible, mais vrai quand même.
Ce qui est étonnant dans le procès de Douch, c'est qu'il reconnaît (en partie) sa responsabilité et demande pardon à ses victimes. Stratégie ou réel repentir, lui seul le sait. Mais c'est une attitude rarissime chez les bourreaux. Au procès de Nuremberg, en 1945, seul Speer reconnut ses responsabilités. Ce qui lui valut l'indulgence des juges (il était très très malin, Speer…). Quant à Eichmann, en 1961, il se contenta de répéter qu'il n'avait fait que suivre les ordres (ce qu'affirme aussi Douch).
En tuant à grande échelle, ces hommes montrent qu'ils n'accordent aucune valeur à la vie humaine. Pour accomplir leur besogne, il leur faut se persuader qu'ils valent mieux que leurs victimes. Pour cela, ils leur dénient la qualité même d'êtres humains. Et plus ils se montent cruels, plus cela “prouve” que l'autre n'est rien. Dans le film de Rithy Panh, “S21, la machine de mort khmère rouge”, un rescapé, s'adressant à ses anciens gardiens, fait remarquer qu'on ne parlait même pas de “tuer”, ce qui humaniserait l'acte, mais de “destruction”, comme pour un objet (une terminologie que l'on retrouve aussi chez les nazis).
En reconnaissant leur responsabilité, les bourreaux bouleverseraient leur vision du monde. Ce serait reconnaître à leurs victimes leur qualité d'hommes, et ce sont eux qui basculeraient dans le camp de l'inhumanité. De la barbarie. Ces hommes, persuadés de leur supériorité, ne sauraient le concevoir.
LA VISION DE L'ARTISTE
Dans une expo à Beaubourg, l'an passé, j'ai découvert une œuvre du grand artiste contemporain Maurizio Cattelan. On pénétrait dans une salle, et face au mur du fond, on découvrait, de dos, un personnage de petit gabarit en train de prier.
Lorsqu'on le contournait, pour aller voir son visage, on le découvrait, "lui” (titre de l'œuvre : “Him”) :
J'ai eu un sursaut d'effroi, puis j'ai longuement observé les visiteurs face à cette œuvre. En général, le même mouvement de surprise, parfois un petit rire nerveux, un malaise. Car on sait que même s'il avait survécu à la fin de la guerre, il n'aurait jamais manifesté le moindre repentir. Et d'ailleurs, qui aurait pu lui pardonner ?