AU NON DU PERE
Mon père est alcoolique et triste. Au téléphone, il dit toujours : “Tout va bien”, alors que tout ne va pas bien.
Il est d'un milieu ouvrier où boire était “culturel”. A son époque, et dans ce contexte sociologique, un homme se devait “d'avoir une bonne descente”. En revanche, une femme qui buvait était une abomination.
Il a été un père pénible, pour rester dans l'euphémisme, et pour ma mère un mari insupportable. Qu'elle a supporté, parce qu'elle était d'une génération où on supportait ce genre de choses une vie entière. Surtout quand on n'avait pas les moyens de faire autrement.
Quand elle est décédée, mon père a bu davantage encore. Il a dit du bien de ma mère, ce que je ne l'avais jamais entendu faire auparavant.
Il a eu la chance de se trouver une nouvelle compagne. Une dame plus jeune que lui, gentille et patiente. Mais pas suffisamment quand même pour supporter son alcoolisme et son sale caractère.
Il a été très surpris d'être quitté. Et très blessé.
Il est seul dans sa petite maison, sa santé se détériore. Il s'ennuie. C'était un gros bosseur. Dans son milieu, on ne faisait pas que boire, on apprenait aussi à tout faire de ses mains. Mais vu ses problèmes de santé, il ne peut quasiment plus jardiner ou faire du gros bricolage. Alors, il regarde la télé, le sport, les jeux, Plus belle la vie, lit La Montagne et fait la cuisine.
Et il s'invente des occupations poétiques, même si le mot le ferait rigoler. Il a passé son hiver à fabriquer un village en bois : des maisons, une église, un moulin, un puits et même un château fort, avec un avion dessus. Sur lesquels il a collé de gros coquillages. Il trouve ça joli, les gros coquillages. Et exotique. Des coquillages dorés, il y en a assez peu à Clermont-Ferrand, la ville où tout est noir : des pneus aux églises. Mais elles sont quand même belles, les églises en pierre de lave pour qui sait les regarder.
Il adore ses petits-enfants, qu'il voit peu. Son petit-fils est en Chine, et mes filles en banlieue parisienne. Il leur envoie des cartes et des colis à la moindre occasion. Avec du chocolat, des bonbons. Pour leur anniversaire ou à Noël, il me donne des sous pour que je les place sur leur Livret A.
Il était si triste, lundi, de nous voir repartir. Mais il n'en a rien montré. Anouk lui a demandé : “Tu ne t'ennuieras pas sans nous ?” Il a répondu qu'il avait plein de choses à faire…
Je lui en ai longtemps voulu, pour beaucoup de choses. Mais est venu le temps de la compassion et du pardon.
Redeviendrais-je chrétienne sur mes vieux jours ?